II
LA « VIEILLE-KATIE »

Le capitaine de vaisseau Keen sortit de dessous le tillac et s’approcha des filets. Autour de lui et tout au long du pont supérieur, comme là-haut sur les vergues et dans le gréement, les hommes travaillaient dur.

L’officier de quart le salua avant de passer de l’autre bord. Comme tous les autres, il prenait grand soin de paraître très occupé et indifférent à la présence de son commandant.

Keen parcourut du regard son bâtiment. Il avait déjà fait le tour de l’Achate en canot pour étudier ses lignes et l’allure générale du vaisseau qui se balançait doucement sur son reflet noir et lisse.

Paré à prendre la mer. Décréter que cette possibilité devenait réalité était une décision personnelle du commandant. Pas moyen de revenir en arrière lorsqu’on avait caponné et laissé la terre derrière soi.

Il faisait chaud et humide, même pour un mois de mai. Les replis de la terre étaient noyés dans la brume. Il espérait que le vent se lèverait un peu. Bolitho était impatient d’appareiller, de couper les derniers liens qui les rattachaient au rivage, même si Keen savait bien que ses raisons n’étaient pas les mêmes que les siennes.

Il s’abrita les yeux pour examiner le mât de misaine. L’Achate n’avait jamais jusqu’ici porté de marque d’amiral. Il serait intéressant de voir si cela modifiait son comportement.

Il trouva à l’ombre près de la descente de poupe un endroit d’où observer l’activité qui régnait sur le pont principal. Son bâtiment lui faisait bonne impression : il avait quelque chose de stable, une solidité acquise à l’expérience. Plusieurs de ses officiers avaient déjà servi à son bord comme aspirants ; le noyau des officiers mariniers, le cœur de tout vaisseau, était inscrit au rôle depuis des années.

L’Achate suscitait comme un sentiment de confiance, on sentait son impatience de gagner le large en attendant de connaître le sort qui avait été celui de tant de ses semblables. Le propre bâtiment de Keen, le Nicator, un soixante-quatorze, qui s’était distingué devant Copenhague et plus tard dans le golfe de Gascogne, avait été désarmé. On n’avait pas plus besoin de lui que de son équipage, qui s’était battu avec tant de vaillance lorsque les tambours avaient rappelé aux postes de combat.

Son prédécesseur avait commandé l’Achate pendant sept ans. De manière étrange, au bout de tant de temps, il n’avait laissé aucune trace personnelle dans ses appartements. Peut-être avait-il dépensé son argent pour son équipage. Les hommes semblaient heureux, encore que l’on ait eu droit au nombre habituel de désertions pendant le carénage. Des veuves, des maîtresses, des enfants naturels, Keen ne leur reprochait que pour la forme d’avoir cédé à la tentation et de s’être enfuis.

Keen passa le doigt dans sa cravate. On hissait une embarcation par-dessus le passavant avant de la saisir dans son chantier. Avec cette chaleur, il fallait remplir d’eau tous les canots si l’on ne voulait pas les voir s’ouvrir en deux.

Il essaya de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il était content de partir, surtout avec Bolitho. Il avait déjà servi deux fois sous ses ordres, à bord d’autres bâtiments. D’abord comme aspirant, puis comme troisième lieutenant. Ils avaient partagé la douleur de perdre des êtres chers et, maintenant que Bolitho était marié, Keen se retrouvait seul.

Ses pensées revinrent aux ordres que Bolitho lui avait communiqués. Une bien étrange mission, totalement inédite à sa connaissance.

À tribord, les dix-huit-livres mis en batterie comme au combat formaient une longue ligne noire. On les avait déplacés pour donner un peu d’espace au maître voilier et à ses aides en train de ravauder là.

En temps de paix comme en temps de guerre, un vaisseau du roi devait être paré. Les deux fois où Keen avait servi sous les ordres de Bolitho, c’était entre deux guerres, et il savait à quel point il est dangereux de se montrer trop confiant en attendant la signature de la paix.

Il entendit un bruit de pieds dans l’échelle de descente : c’était le lieutenant de vaisseau Adam Pascœ qui montait sur le pont.

Keen était à chaque fois surpris : Pascœ aurait pu être le jeune frère de Bolitho. Mêmes cheveux noirs, mais coupés court et rassemblés en catogan, comme le voulait la dernière mode, même vivacité. Capable de gravité et de rêverie à la fois, puis excité comme un gamin une seconde après.

Il avait vingt et un ans. Sans une guerre, avec ce qu’elle exigeait de vies et de bâtiments, Pascœ aurait bien de la chance s’il parvenait à obtenir avancement et commandement.

— Bonjour, monsieur Pascœ. Les appartements de l’amiral sont-ils du goût de son aide de camp ?

— Oui, commandant, répondit Pascœ avec un grand sourire. On a descendu quatre des dix-huit dans la cale et on les a remplacés par des simulacres de pièces en bois. L’amiral aura ainsi toute la place qu’il souhaite.

Keen se tourna vers la dunette.

— Je l’ai vu se contenter d’un pont tout juste assez grand pour y faire dix pas. Il monte, il redescend, il le parcourt dans un sens, fait demi-tour. Sa promenade quotidienne l’aide à remettre ses idées en ordre aussi bien qu’à se dégourdir les jambes.

— Je trouve que cette mission n’a pas de sens, reprit Pascœ en changeant de sujet. Nous avons combattu l’ennemi et l’avons acculé à demander la paix pour panser ses blessures. Et malgré cela notre gouvernement a jugé utile d’abandonner presque toutes les possessions que nous avions prises aux Français. Nous lâchons tout, à l’exception de Ceylan et de Trinidad, nous n’avons pas encore décidé si nous conservions Malte. Et maintenant, San Felipe prend le même chemin, l’amiral va se payer tout le sale boulot.

— Je vais vous donner un conseil, monsieur Pascœ… répondit Keen, l’air grave.

Pascœ releva le menton avec un petit air de défi. Keen connaissait fort bien cette tête-là.

— Au carré, les officiers et les autres peuvent raconter ce qu’ils veulent tant que l’équipage n’en sait rien. En tant que commandant, je suis à part, tout comme l’aide de camp. Je sais le désir que vous avez de plaire à votre oncle, je vous soupçonne d’avoir accepté la fonction plus pour lui que pour vous… – il sut qu’il avait vu juste et que le coup avait fait mouche. Il y a une grande différence, poursuivit-il, entre un officier de marine et l’aide de camp d’un amiral. Vous devez vous montrer discret, prudent même, car les autres sont à l’affût des confidences que vous pourriez leur faire.

Il eut peur soudain d’être allé trop loin, mais la chose était d’importance.

— Certains ont intérêt à chercher noise à votre oncle. Je vous conseille donc de rester soigneusement à l’écart des tenants et des aboutissants dans un domaine où vous ne pouvez être d’aucune influence. Sinon, que cela vous peine ou non, vous feriez mieux de redescendre immédiatement à terre et de solliciter un autre poste auprès du major général de Spithead.

— Je vous remercie, commandant, lui répondit Pascœ en souriant. Je ne l’ai pas volé. Mais il est hors de question que j’abandonne mon oncle. Pas maintenant. Ni jamais. Il est tout pour moi.

Keen observait avec étonnement ce sursaut d’émotion, assez inhabituel chez le jeune officier. Il connaissait toute l’histoire : la naissance illégitime de Pascœ, fils du frère défunt de Bolitho. Ce frère qui avait été un renégat, traître à son pays pendant la guerre d’Indépendance américaine au cours de laquelle il avait commandé un corsaire et avait fait preuve d’une audace comparable à celle de John Paul Jones. Cela avait dû être bien dur pour Bolitho, puis pour ce jeune officier que sa mère mourante avait envoyé chez son oncle, car c’était son seul et dernier espoir.

— Je comprends, fit doucement Keen en lui donnant une tape sur l’épaule. Je comprends mieux que vous n’imaginez.

L’aspirant de quart traversa rapidement le pont et vint le saluer, légèrement nerveux. Keen se tourna vers lui, c’était un nouveau. Le jeune garçon balbutia :

— Commandant… il… il y a un canot qui pousse de l’arsenal.

Keen s’abrita les yeux et essaya de voir quelque chose à travers les filets. L’un des canots du chantier se dirigeait vers le deux-ponts au mouillage. Il aperçut un éclair de soleil qui jouait sur des épaulettes dorées, un chapeau haut de forme, et éprouva soudain comme un sentiment de panique.

On pouvait faire confiance à Bolitho pour ne pas avoir attendu son canot. Ainsi donc, il était pressé d’accomplir sa mission, quelque justifiée qu’elle fût.

Il réussit à rester impassible et répondit :

— Mes compliments à l’officier de quart, monsieur… euh…

— Puxley, commandant.

— Très bien, monsieur Puxley. Faites rappeler la garde et le détachement d’honneur.

Mais il arrêta le garçon qui partait en courant vers la descente :

— Marchez lentement, monsieur Puxley !

Pascœ se détourna pour sourire. Bolitho en avait probablement dit autant à Keen lorsqu’il n’était qu’un gros bébé crasseux d’aspirant. Quant à moi, n’en parlons pas !

On vit les seconds maîtres boscos courir dans les entreponts en sifflant comme des oiseaux en cage, les fusiliers s’aligner près de la coupée avec leurs tuniques rouges et leurs buffleteries blanches qui tranchaient vivement sur le fond de ces marins affairés.

Keen fit signe à l’officier de quart et lui dit sèchement :

— Monsieur Mountsteven, je ne souhaite pas vous déranger, néanmoins je vous saurais gré de bien vouloir ouvrir l’œil dorénavant, si vous tenez à assurer votre futur.

Pascœ remit sa coiffure en place et essaya vaille que vaille d’y contenir une chevelure rebelle. Bolitho avait sans doute tenu en son temps le même genre de discours.

Keen se dirigea vers la coupée pour observer le canot. Il voyait Bolitho, assis dans la chambre, son vieux sabre coincé entre les genoux. Le voir rallier un bâtiment sans cette arme familière aurait relevé du sacrilège.

Allday était là également, massif et l’œil aux aguets, contemplant l’armement du canot avec un dégoût à peine déguisé. Comment le prédécesseur de Pascœ, l’honorable Oliver Browne, appelait-il déjà l’escadre ? « Nous, les heureux élus. » Eh bien, les heureux élus se faisaient bien rares à présent. Keen jeta un œil au grand pavillon écarlate qui battait mollement à la poupe. Ils étaient rares, mais encore en nombre suffisant.

Le second de l’Achate, Matthew Quantock, un homme de grande taille à la mâchoire carrée, natif de l’île de Man, se tourna vers le canot puis annonça :

— Tout le monde est paré, commandant.

— Merci, monsieur Quantock.

Au cours de ces quelques semaines qu’il venait de passer à bord en attendant la fin du carénage, Keen avait parcouru tous les livres, tous les rôles, tous les documents du bord. Il avait pris soin de procéder avec prudence. Certes, il ne s’agissait pas là de son premier commandement, mais son équipage ne voyait pas les choses de la même façon. Il était pour eux un inconnu et, tant qu’il n’aurait pas conquis leur respect, il ne devait rien tenir pour acquis.

Le second jeta un coup d’œil à l’aspirant des signaux qui se tenait près du mât de misaine et marmonna :

— Je vous fiche mon billet que cette Vieille-Katie ne se serait jamais attendue à devenir vaisseau amiral, commandant.

Keen lui sourit. Il venait d’apprendre quelque chose. La Vieille-Katie. Un bâtiment qui avait hérité d’un surnom était en général un bon bâtiment.

Le canot crocha dans un porte-haubans de grand mât et le capitaine Dewar, des fusiliers marins, dégaina son sabre. Ce bruit métallique ne manquait jamais d’émouvoir Keen. C’était un vieux rappel. Une corde qui, en vibrant, faisait résonner la guerre.

Il contempla son bâtiment. Tous les badauds avaient dégagé des abords de la coupée ; les hommes qui travaillaient dans le gréement, loin au-dessus du pont, s’étaient immobilisés pour observer la scène qui se déroulait à leurs pieds.

Les jeunes fifres des fusiliers ajustèrent leurs instruments, les seconds maîtres boscos humectèrent du bout de la langue leurs sifflets d’argent.

Keen s’avança. Il se sentait fier et nerveux à la fois, tendu, sans trop démêler ce qu’il éprouvait exactement.

Le haut-de-forme de Bolitho surgit au-dessus des caillebotis impeccablement briqués, les trilles des sifflets retentirent, le capitaine Dewar aboya :

— Fusiliers ! Présentez… armes !

À ce commandement, tandis que la poussière de terre à briquer faisait comme un léger nuage au-dessus des mousquets qui claquaient, les fifres entonnèrent Cœur de chêne.

Bolitho se découvrit, salua la dunette avant de faire un large sourire à Keen.

Ils se tournèrent tous les deux vers les couleurs qui montaient fièrement en tête de misaine. Bolitho prit la main de Keen :

— Tout ce que je vois plaide pour vous.

— Et pour vous aussi, amiral, répondit Keen.

Bolitho regardait les fusiliers de la garde d’honneur, ces visages impassibles, les aspirants attentifs et un peu nerveux. Dans quelque temps, il les connaîtrait tous et ils apprendraient à le connaître à leur tour. Il était de retour, la ligne verdâtre de la côte n’était plus qu’un souvenir.

 

Il décolla sa chemise de sa peau, apposa encore une signature sur une lettre que Yovell, son secrétaire, lui avait préparée.

Il examina la grand-chambre de poupe, si spacieuse, plus que ce qu’il avait imaginé à bord d’un vaisseau de treize cents tonnes.

Ozzard, son maître d’hôtel, lui servit un café qu’il venait de préparer et se retira dans la cambuse adjacente. S’il regrettait d’abandonner la maison de Bolitho à Falmouth et la sécurité qu’elle représentait, il n’en montrait rien. C’était un drôle d’oiseau : il avait été clerc de notaire avant de choisir l’existence hasardeuse de marin sur les vaisseaux du roi. On disait qu’il n’avait guère eu le choix, c’était cela ou les galères, mais quelle importance ? Bolitho tenait à lui comme à la prunelle de ses yeux.

Il se tourna vers Keen qui se tenait près des fenêtres de poupe grandes ouvertes. Son habit soigné, son air élégant ne laissaient rien deviner de l’officier de marine compétent qu’il était en réalité.

— Eh bien, Val, que pensez-vous de cette affaire ?

Keen se tourna vers lui, mais son visage restait dans l’ombre en dépit de la lumière intense.

— J’ai étudié la carte et évalué les atouts de San Felipe en temps de guerre. Celui qui tient cette île dispose d’une position extrêmement solide – il haussa les épaules : Un vaste lagon, une forteresse sur la hauteur qui commande les approches et même la ville en cas de besoin. Je ne vois vraiment pas pourquoi nous la rendons aux Français.

Il se dit que Pascœ devait sourire en l’entendant et ajouta :

— Mais j’imagine que Leurs Seigneuries sont meilleurs juges que moi.

Bolitho eut un petit rire :

— Ne comptez pas trop là-dessus, Val.

Le café était fameux. Étonnamment, Bolitho se sentait frais et dispos après cette première nuit passée à bord. Le voyage avait été épuisant, les nombreuses haltes qu’ils avaient dû faire pour prendre du repos ou changer les chevaux avaient été presque aussi fatigantes, si bien qu’il avait eu le loisir de penser à Belinda et à tout ce qu’elle avait fini par représenter pour lui.

Il sentit soudain que le bâtiment s’était lui aussi réveillé.

Le bord sentait le goudron, la peinture fraîche, le cordage. Il ne pouvait pas faire semblant de ne pas voir cet univers confiné de l’Achate avec ses cinq cents officiers, marins, fusiliers et n’en avait d’ailleurs nullement envie.

L’Achate était un vaisseau de bonne facture et, pour ce qu’il en savait, n’avait jamais démérité. Après tout, l’amiral Sheaffe avait peut-être fait le bon choix en jetant son dévolu sur un petit soixante-quatre en lieu et place d’une forte escadre qui aurait pu inquiéter les Américains aussi bien que les Français.

— J’ai déjà fait parvenir un message au commandant Duncan, à Plymouth. Il fera voile sans tarder avec son Epervier et ralliera directement San Felipe.

Il imaginait sans peine le visage rougeaud de Duncan en train de lire sa dépêche. Il serait certainement trop content de tailler la route avant qu’on eût le temps de désarmer sa frégate. Duncan était lui aussi un ancien de l’escadre de Bolitho. D’une certaine façon, il ressentait la même chose qu’avec Keen : ils étaient comme le prolongement de son cerveau et de ses idées.

Pourtant, une chose lui était pénible. Il n’aurait plus jamais besoin d’attendre les ordres écrits de son amiral, il n’avait plus besoin de se soucier de la faiblesse de sa position ou de la fragilité de sa situation. Comment agir et à quel moment, la décision ne dépendait plus que de lui seul. Et la responsabilité en dernier ressort lui revenait également. Il reprit :

— La présence de Duncan à San Felipe est capable d’amortir le choc pour les habitants. Je ne suis pas sûr que le gouverneur verra les choses du même œil que le Parlement.

Ozzard arriva sur la pointe des pieds et attendit que Bolitho se fût rendu compte de la présence de sa face de taupe. Il agitait ses mains devant lui comme s’il se fût agi de pattes.

— Vous d’mande pardon, commandant, mais c’est le second qui vous présente ses respects et me demande de vous dire que le vent a tourné, même si c’est pas de beaucoup.

Keen regarda Bolitho en esquissant un sourire.

— Je lui ai demandé de me faire prévenir, amiral. Il n’y a pas encore beaucoup de vent, mais c’est assez pour lever l’ancre. Avec votre permission, amiral ?

Bolitho acquiesça : c’était contagieux, rien n’avait changé.

— Yovell, portez mes dépêches à bord du canot qui attend le long du bord.

Il vit que son secrétaire serrait avec un soin particulier la lettre qu’il avait écrite à Belinda en y mettant beaucoup de soin. Lorsqu’elle la lirait, songea-t-il, l’Achate, faisant route pour la grande houle de l’Atlantique, arrondirait le cap Lizard.

Il entendit à travers la claire-voie grande ouverte la voix de Keen, les trilles des sifflets, le claquement des pieds nus sur le pont desséché tandis que les hommes se hâtaient de rejoindre leur poste.

Bolitho se contraignit à s’asseoir et à boire son café. Keen aurait assez à faire pour parer la côte à son premier appareillage sans devoir subir sa présence en prime.

Combien de fois s’était-il tenu près de la lisse de dunette, le cœur battant d’espoir et d’excitation à la fois, en train de se fouiller les méninges pour le cas où il aurait oublié quelque chose alors qu’il était déjà trop tard ?

Les palans grinçaient, les cordages gémissaient dans d’innombrables réas. Bolitho entendait également, mais très faiblement, comme venues de très loin, les notes plaintives d’un violon et le chanteur encourageant les marins attelés aux barres du cabestan.

Yovell revint, assez essoufflé :

— Toutes les dépêches ont été portées, amiral.

Son accent du Devon faisait rebondir son anglais, d’une façon qui s’accordait assez bien avec cette ronde dont il avait couvert pour Bolitho des pages et des pages ces deux dernières années, qu’il s’agît de dépêches ou d’ordres de signaux.

La coiffure sous le bras, Keen se retourna.

— L’ancre est à pic, amiral. Je me demandais si vous ne souhaitiez pas me rejoindre sur le pont. Cela ferait plaisir aux hommes de voir que vous êtes parmi eux…

— Merci, Val, lui répondit Bolitho en souriant.

Keen hésita un peu et jeta un coup d’œil à Pascœ :

— Il reste une chose que je comprends mal, amiral. Le courrier a déposé une lettre pour votre aide de camp. Celui-ci est arrivé juste à temps.

Bolitho regardait son neveu. Le moment était arrivé. Il s’en était fallu de peu qu’il n’eût été obligé de remettre la chose à plus tard, tant il était urgent d’appareiller pendant que cette faible brise le permettait encore.

Il vit que Yovell lui faisait un grand sourire et eut soudain peur de s’être trompé.

— Je monte tout de suite sur le pont, commandant, fit-il enfin.

Bolitho prit le pli cacheté et jeta un rapide coup d’œil pour vérifier que c’était le bon. Il arracha presque des mains d’Ozzard la coiffure qu’il lui tendait et se dirigea vers la porte au côté de Keen.

— J’espère que cet incident est sans conséquence, amiral, interrogea Keen.

Bolitho mit la lettre dans la main de son neveu.

— Je monterai sur le pont si vous avez besoin de moi.

Totalement abasourdi, Keen l’accompagna à l’abri de la poupe, puis derrière la grande roue double où le maître pilote et ses timoniers, tendus, attendaient que l’ancre fût dérapée.

Les marins et les fusiliers s’activaient à bord. Les gabiers étaient déjà dans les huniers, installés comme des singes le long des vergues à brasser les voiles dérabantées. Il y avait du monde aux bras, le cabestan cliquetait toujours au son du violon. Les officiers mariniers et les quartiers-maîtres surveillaient les hommes de leur division comme des faucons, parfaitement conscients de la présence de cette marque frappée en tête de misaine.

Allday, lui aussi sur le pont, se tenait près de l’un des douze-livres de la dunette quand il s’aperçut soudain qu’Ozzard avait oublié de donner à sa place son sabre à Bolitho. Il étouffa un juron, se rua à l’arrière et bouscula le fusilier de faction à l’entrée de la grand-chambre.

Il aperçut alors, à sa grande surprise, Pascœ qui se tenait là, une lettre ouverte à la main.

Tout comme Yovell, qui avait écrit lui-même la plupart des lettres, Allday savait pertinemment ce que contenait celle-ci. Et il avait été tout ému de faire partie des rares personnes à être dans la confidence.

— Tout va bien, monsieur ?

Lorsque le jeune lieutenant de vaisseau se tourna vers lui, Allday fut bouleversé en voyant les larmes qui ruisselaient sur ses joues.

— Calmez-vous, monsieur ! Il voulait tant vous faire plaisir !

— Me faire plaisir ?

Pascœ s’avança vers l’abord, revint ensuite sur ses pas. On eût dit qu’il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait.

— Et vous étiez au courant, Allday ?

— Oui, monsieur. D’une certaine manière.

Allday n’était pas né de la dernière pluie. Combien de fois Bolitho n’avait-il pas répété qu’avec deux sous d’instruction il aurait pu briguer bien mieux qu’une existence de simple matelot. Luxe superflu, puisqu’il s’en était fort bien passé pour déchiffrer la suscription… Et, songea-t-il, il n’était pas surprenant que le commandant Keen eût été tout aussi étonné.

La lettre en effet était adressée à « Adam Bolitho, Esq., aide de camp à bord du vaisseau de Sa Majesté britannique Achate ».

Adam contemplait ces quelques mots, les yeux trop embués pour en lire davantage. Les sceaux solennels de l’homme de loi, les droits qui lui étaient conférés sur les biens des Bolitho à Falmouth. Il ne parvenait pas à poursuivre.

Allday lui prit le coude et le poussa doucement vers le banc, sous les fenêtres de poupe.

— J’vais aller vous chercher un p’tit godet, monsieur. Quand ce sera fait, nous prendrons le vieux sabre et nous monterons ensemble sur le pont – il le vit acquiescer et ajouta lentement : Après tout, monsieur, vous voilà devenu un vrai Bolitho. Comme lui.

Une voix cria, comme venue d’un autre monde :

— Haute et claire, commandant !

Les claquements de pieds, les cris brefs des officiers mariniers cessèrent comme par enchantement.

Allday remplit un gobelet de cognac et le tendit à l’officier, qu’il connaissait depuis le jour où il avait embarqué à bord de l’Hypérion de Bolitho. Ce n’était alors qu’un aspirant de quatorze ans.

— Tenez, monsieur.

— Vous m’avez demandé si cela me faisait plaisir, lui dit doucement Adam. Je ne trouve pas les mots pour exprimer ce que je ressens. Il n’aurait pas dû…

Allday aurait bien aimé avaler quelque chose, lui aussi.

— C’est ce qu’il voulait, ce qu’il avait toujours souhaité.

Le pont prit un peu de gîte sous l’action du vent qui gonflait focs et huniers.

Allday décrocha le vieux sabre usé de son support, le tourna et le retourna entre ses mains. La dernière fois, ils avaient bien manqué le perdre pour de bon. Il dévisagea le jeune lieutenant de vaisseau, portrait vivant de celui qui était monté sur le pont. Un jour, ce sabre lui reviendrait.

Le lieutenant de vaisseau Adam Bolitho essuya ses larmes d’un revers de manche et lui dit :

— Allons-y, Allday, pas vrai ?

Mais cette petite bravade ne pouvait donner le change. Il serra le bras énorme du maître d’hôtel et s’écria :

— Je suis bien content que vous ayez été là !

Allday se mit à rire et sortit de la chambre derrière lui.

Content ? Ah pour ça oui qu’il était content. Autrement, lieutenant de vaisseau ou pas, il aurait empoigné ce jeune garnement, vous l’aurait mis sur ses genoux et lui aurait administré une bonne fessée.

Adam sortit en pleine lumière. Il ne vit rien des regards curieux fixés sur lui, n’entendit pas le juron étouffé d’un marin pressé qui manqua s’étaler sur le pont en se prenant le pied dans les jambes de l’aide de camp. Il prit le sabre des mains d’Allday et s’approcha de Bolitho pour le fixer en bonne place.

Bolitho le regarda faire, tout heureux.

— Merci, Adam.

L’officier inclina la tête et tenta de répondre. Mais Bolitho lui prenait le bras, l’obligeant à se tourner vers la ligne de côte qui défilait par le travers et qui s’éloignait à mesure que le vaisseau gagnait le large.

— Plus tard, Adam, nous aurons tout notre temps.

Le second leva son porte-voix et l’assura contre les haubans.

— A larguer les perroquets !

Il jeta un coup d’œil au petit groupe qui se tenait du bord au vent. Le jeune vice-amiral et son aide de camp sur le pont ? Ils étaient occupés à examiner si le bâtiment tenait le coup, il vous en aurait fichu son billet.

Allday surprit son coup d’œil et se mit à rire.

Tu peux me croire, matelot, t’en as encore un bon bout à apprendre.

 

Honneur aux braves
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